52.
— Asseyez-vous, Seth-Nakht, et soyez bref, dit Hori. J’ai une matinée plus que chargée.
Depuis son entrée en fonction, le vizir avait beaucoup maigri et son teint s’était parcheminé. Marchant dans les traces du chancelier Bay, il travaillait jour et nuit, approfondissait chaque dossier et servait la cause de la reine avec une absolue fidélité, au désespoir des adversaires de Taousert.
— J’exige de voir la reine.
Le vizir se cala dans son fauteuil à dos droit.
— Vous n’êtes pas le seul.
— Ne feignez pas d’ignorer qui je suis et pourquoi je suis ici.
— Je ne l’ignore pas, en effet.
— Et vous oseriez néanmoins me barrer le passage ?
— Mon rôle ne consiste-t-il pas à protéger la reine ?
— La régente ne saurait se dissimuler derrière vous, vizir Hori. Pour elle, l’heure est venue de rendre des comptes.
— Vos prétentions ne sont-elles pas exorbitantes ?
— Ma patience est à bout, et je veux des réponses claires. M’éconduire ne ferait qu’aggraver la situation.
Le vizir se leva.
— Je vous accompagne donc chez Sa Majesté.
— J’apprécie beaucoup votre comportement, vizir Hori ; lorsque je serai pharaon, j’aurai besoin d’un homme comme vous pour diriger mon gouvernement.
— Je suis aux ordres de la reine Taousert ; si elle devait quitter le pouvoir, je regagnerais le temple d’Amon sans nul regret.
Le vizir guida Seth-Nakht jusqu’à la superbe pièce d’eau qui occupait le centre du jardin du palais royal.
Assise à l’ombre d’un sycomore qui la protégeait d’un soleil déjà ardent, la reine semblait absorbée par l’étude d’une stratégie qui lui permettrait de remporter une partie de senet[8] contre un adversaire invisible.
— Majesté, dit le vizir, Seth-Nakht souhaiterait vous parler.
— Qu’il prenne place en face de moi et qu’il joue.
Le vieux dignitaire obéit, Hori s’éclipsa.
De longues minutes s’écoulèrent.
— Je ne vois que trois coups possibles, conclut Seth-Nakht ; mais aucun ne m’évitera une défaite rapide.
— C’est également mon avis, déclara la reine.
Quoique la beauté et l’élégance de la reine fussent éclatantes, son adversaire ne se laissa pas éblouir.
— Le roi Siptah est mort depuis cent soixante-cinq jours, Majesté, et sa momification n’a duré que soixante-dix jours, conformément à la tradition. Vous avez obtenu un délai pour lui offrir un splendide équipement funéraire, avec l’espoir que la Place de Vérité serait capable de produire de l’or destiné à la fabrication des chefs-d’œuvre. Qu’en est-il aujourd’hui ?
— Refuseriez-vous de déplacer une pièce ?
— Cet entretien n’est pas un jeu, Majesté. Il me faut des réponses claires.
— Je viens précisément d’en recevoir une du scribe de la Tombe : la chapelle en or dédiée à Siptah est achevée.
La reine avança un pion.
— Cela signifie-t-il... que vous avez enfin arrêté la date des funérailles ?
— Puisque tout est prêt, pourquoi la différer ?
— Auriez-vous l’obligeance de la préciser, Majesté ?
— Dans dix jours.
Se penchant sur l’échiquier, Seth-Nakht para l’attaque de Taousert.
— Lorsque la porte du tombeau se refermera, la période de régence sera terminée. Et vous devrez annoncer au peuple le nom du nouveau pharaon.
— J’en conviens, admit la reine qui brisa l’ultime défense du vieux dignitaire.
— Renoncez-vous au pouvoir, Majesté ?
— Serait-ce raisonnable ? Mon défunt mari avait conçu un ambitieux programme de construction et de rénovation des édifices sacrés, et j’entends le mener à bien pour honorer sa mémoire.
Le visage figé, Seth-Nakht se leva.
— Ainsi, vous avez décidé de déclencher une guerre civile !
— Qui vous a parlé d’une telle horreur ? Terminons cette partie.
— Je l’avais perdue d’avance, puisque c’est vous qui avez disposé les pièces. Mais la conquête du trône est un jeu beaucoup plus cruel dont vous n’êtes pas la seule à fixer les règles.
— C’est exact, et j’en ai pris conscience grâce aux conseils de mon vizir qui m’évite de commettre une erreur tragique.
Seth-Nakht accepta de se rasseoir.
— Alors... Vous renoncez ?
— En raison des convictions qui nous animent, ni vous ni moi ne pouvons renoncer.
— Vous choisissez donc l’affrontement !
— N’êtes-vous pas obsédé par le désir de combattre ? Il existe d’autres chemins pour éviter que des attitudes inconciliables n’aboutissent à un conflit dévastateur.
— Je ne vous comprends pas...
— Je pars demain pour Thèbes afin de présider aux funérailles de Siptah. Mon règne débutera à la fin de la cérémonie... Et le vôtre aussi.
Seth-Nakht demeura bouche bée.
— Il y aurait... deux monarques ?
— L’être de Pharaon ne fut-il pas toujours formé par un couple royal ? En devenant roi tout en restant femme, je pourrais gouverner seule, comme Hatchepsout ; mais je ne dispose pas des forces nécessaires. C’est pourquoi je vous propose un règne commun. Si votre unique but est le bonheur de l’Égypte, vous ne refuserez pas.
— Devrons-nous... tout décider ensemble ?
— Je résiderai à Thèbes, vous à Pi-Ramsès. Je m’occuperai de bâtir, vous de garantir la sécurité du pays. Et si nous devions entrer en guerre, mon accord vous serait nécessaire.
— Vous me le refuserez toujours !
— Pas si vos arguments sont décisifs, Seth-Nakht. Et je compte sur votre honnêteté pour ne pas travestir la réalité.
— Quelle étrange solution...
— Songeons à l’intérêt des Deux Terres et à lui seul.
— Votre aveu de faiblesse ne devrait-il pas m’inciter à refuser votre proposition ?
— Pas plus que moi, vous n’êtes capable de régner seul. J’incarne une forme de légitimité que vous ne pouvez piétiner.
Seth-Nakht se leva et contempla la pièce d’eau où s’épanouissaient des lotus bleus.
— J’aimerais croire à la paix comme vous, Majesté, mais les événements ne m’y autorisent pas.
— Peut-être vous trompez-vous... Les pessimistes n’ont pas toujours raison. Quand me donnerez-vous votre réponse ?
— Avant votre départ pour Thèbes.
Lorsque le vieux dignitaire s’éloigna, Taousert joua un dernier coup victorieux qui mit un terme à la partie.
La tête puissante, le pelage court et soyeux, l’œil noisette très vif, Noiraud jouait à la balle avec la petite Séléna. Intuitif, il devinait la direction dans laquelle la fillette allait la lancer et il déployait ses longues pattes avant même que l’enfant eût terminé son geste.
Prudemment installé sur une terrasse, Charmeur, l’énorme chat de Paneb, assistait à la scène en compagnie du petit singe vert qui restait rarement en place plus de quelques secondes. Vilaine Bête, l’oie gardienne, dormait à l’ombre d’un auvent en attendant le mélange de grains d’orge et d’épeautre que lui servirait bientôt Ouâbet la Pure.
En observant le chien, Séléna apprenait à découvrir le monde de l’instinct. Noiraud lui enseignait l’acte juste au moment juste et la pureté du geste ; en communiant avec l’animal, elle nourrissait sa sensibilité et percevait mieux encore l’enseignement de la femme sage.
Soudain, les oreilles du chien se dressèrent.
Se désintéressant de la balle, il partit à pleine vitesse vers la porte principale du village.
En le voyant passer, l’épouse d’Ouserhat le Lion comprit aussitôt qu’un événement important était sur le point de se produire. Noiraud n’avait pas l’habitude de dépenser en vain son énergie.
Alerté, le chef sculpteur sortit de chez lui et prévint ses collègues. En quelques minutes, la Place de Vérité fut en ébullition, et même le scribe de la Tombe quitta son bureau où il écrivait une nouvelle page de sa « Clé des songes ».
— Pourquoi ce vacarme ? s’étonna-t-il.
— Noiraud a détalé vers la grande porte, répondit Rénoupé le Jovial.
— Et c’est à cause de ce chien que vous me dérangez ?
— Le pouvoir central devra bien répondre à votre lettre ! rappela Ipouy l’Examinateur. Nous sommes certains que Noiraud a pressenti l’arrivée du facteur.
— Retournez chez vous et...
— Le facteur ! s’écria Nakht le Puissant. Tous à la grande porte !
— Si les chiens commencent à faire la loi... marmonna Kenhir, obligé de suivre le mouvement.
Oupouty présenta un papyrus scellé au scribe de la Tombe.
— Courrier en provenance du Palais royal de Pi-Ramsès, annonça-t-il.
Les artisans s’écartèrent pour laisser passer Paneb.
— Lisez, demanda le maître d’œuvre à Kenhir.
D’une main encore sûre, le vieux scribe brisa le sceau.
— La reine Taousert sera bientôt parmi nous afin de diriger les funérailles du pharaon Siptah. Que tout soit prêt pour la cérémonie.